Au moment où une fois de plus, notre pays est pris dans le tourbillon des manifestations - salariés du secteur privé protestant pour leur pouvoir d’achat, SNCF qui proteste contre une nouvelle grille d’évaluation soi-disant « au mérite », ou lycéens qui protestent contre une énième réforme de l’éducation nationale - il est bon de rappeler les pages lucides de Michel Crozier, auquel on doit deux beaux volumes de Mémoires récemment parus aux Éditions Fayard.
Grand sociologue, Michel Crozier a travaillé sur des voies souvent négligées : quand tant de ses collègues des années soixante-dix s’intéressaient aux relations hiérarchiques de la fonction publique, à l’éducation vue à partir de ses échecs, ou aux gens qui vont dans les musées, il s’est saisi, avec son équipe, de ce que faisaient vraiment les salariés du public et du privé, non pas « en général » mais dans des cas concrets.
Pour la sociologie des sillages de 1968, le travail est la condition maudite de l’exploitation : c’est ce qu’elle cherche dans les grandes usines, chez les ouvriers. Les chercheurs du Centre de sociologie des organisations, que fonde et dirige Michel Crozier, ont une autre ambition. Le travail salarié représente, dans la société moderne, une forme normale du lien social. S’il est surchargé de représentations hostiles, c’est qu’il est mal organisé. Et notre pays continue de souffrir de cette mauvaise organisation qui bloque la dynamique, et, pour tout dire, l’épanouissement du travailleur à sa tâche.
Là où tant d’autres sociologues nous parlent de l’échec scolaire, et que les politiques partent de ce constat pour mener des politiques si constamment rejetées, Michel Crozier s’intéresse à la crise de l’intelligence : à l’éducation nationale, dit-il, « tout le monde a des idées, mais personne ne pense ». Nos lycéens dans la rue illustrent fort bien l’adage, à qui l’on reproche de mal comprendre la grande loi que prépare le gouvernement sans se préoccuper de savoir si on la leur a expliquée et comment on la leur a expliquée. Incapacité d’écouter, incapacité d’organiser l’écoute, incapacité d’imaginer autre chose dans les rapports sociaux que le couple « crise-réaction » ; ces maux, et tant d’autres, que Michel Crozier a analysés pendant plus de trois décennies, sont encore les nôtres. Ce qui fait de ses Mémoires un ouvrage d’actualité...
Nous sommes dans une société bloquée parce que nous voulons un changement sans nous donner les moyens du changement. Le « mérite » avec son aspect scolaire et infantilisant est-il le thème le mieux adapté pour inciter les employés de la SNCF à faire mieux ? Est-ce vraiment en parlant de programme et d’examens que l’on peut faire avancer l’école dans une société postindustrielle dans laquelle l’éducation est une ressource qui n’a rien de théorique ? Est-ce vraiment l’État qui doit répondre aux revendications salariales du secteur privé, évitant une fois de plus aux entreprises privées de se poser les bonnes questions et peut-être des questions tout court ?
Si je mentionne Michel Crozier, ce n’est pas seulement parce qu’on trouvera quelques pistes pour répondre dans son oeuvre. C’est aussi, c’est surtout, parce qu’il a été un des premiers à indiquer que les sciences sociales, sciences de la réalité, sciences de l’action, peuvent contribuer à éclaircir les problèmes et faciliter les solutions. Il nous rappelle que la recherche n’est pas seulement l’affaire des chercheurs, que la formation à la recherche est aussi une excellente préparation aux métiers de terrain, aux métiers d’organisateurs, de vendeurs, de services, de consultants qui sont ceux de notre société postindustrielle. Et puisque les chercheurs, eux aussi, manifestent contre un ministère autiste, on peut se demander s’il n’y a pas là une nouvelle crise de l’intelligence : l’incapacité partagée par le gouvernement, les industriels mais aussi les chercheurs à comprendre l’intérêt d’une formation par la recherche qui ne soit pas seulement la préparation de carrières de chercheurs.